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Comment devient-on préhistorien ? Pascal Semonsut

Le charme discret de la Préhistoire ou comment devient-on préhistorien
par Pascal Semonsut

Docteur en histoire

Comment devient-on ce que l’on sera ? Face aux  multiples voies qui s’offrent à nous, pourquoi en choisissons-nous une plutôt qu’une autre ? Choisissons-nous d’ailleurs ? Autant de questions qui interrogent le philosophe. Mais pas seulement. Parce que s’inscrivant dans le temps, celui d’un individu, certes, mais dans le temps quand-même, elles tombent dans l’escarcelle de l’historien. Et c’est en historien que nous comptons les aborder, celui de la préhistoire.


Une lecture

Henry de Lumley déplie pour son lecteur les replis de ses souvenirs d’enfance marseillaise : « l’événement le plus important de mon enfance s’est produit lorsque Marseille a été bombardée, en mai 1944. Il y a eu 5000 morts. J’avais alors neuf ans, le collège du Sacré Cœur, où j’étais scolarisé, a dû fermer et je suis resté chez moi. Pour m’occuper, ma mère m’a acheté un livre : La guerre du feu, de Rosny Aîné, dans lequel je me suis plongé avec fascination. C’est ce livre qui a décidé de ma carrière : après l’avoir lu, je n’ai eu de cesse de m’intéresser aux premiers hommes » (de Lumley, p. 8).

Sur Hominides.com
Les préhistoriens
- Henri Bégouën

- Denis Peyrony

- Henri Breuil

- Jean Clottes

- Yves Coppens

- Gilles et Brigitte Delluc

- André Leroi-Gourhan

- Romain Pigeaud

- Henry de Lumley


François Bordes exprime exactement la même dette quand il écrit, en préface à une réédition du même livre :
« C’était un après-midi d’ennui, comme en a connu tout enfant, quand la pluie bat les vitres et que les jeux plus calmes qui conviennent à l’intérieur des maisons n’offrent pas assez d’attraits. J’avais environ onze ans et me trouvais en visite chez un ami. Nous ne savions que faire. Mon camarade monta dans sa chambre et revint avec une brassée de livres. Sans grand enthousiasme, j’en pris un et l’ouvris : c’était La Guerre du Feu [en gras dans le texte].  « Les Oulhamr fuyaient dans la nuit épouvantable… ». Doucement, le crépuscule tomba, sans que je m’en rendisse compte. J’étais loin, bien loin, dans l’espace et dans le temps, aux âges farouches, sur les rives du Grand Fleuve. Et quand, emportant le livre, je rentrai chez moi ce soir-là, ma vocation de géologue et de préhistorien était déjà décidée, sans que je le susse encore » (Bordes, p. 7).
Quiconque aime lire a été marqué par un livre. Là, il s’agit d’autre chose : un livre, en l’occurrence le chef-d’œuvre de Rosny Aîné, accouche d’une vocation ; il ne suscite pas l’intérêt, bien plus il décide d’une vie, une vie toute entière dédiée à la Préhistoire. L’enfant terrorisé par le bombardement de Marseille deviendra directeur du Muséum National d’Histoire Naturelle, directeur de l’Institut de Paléontologie Humaine et créateur d’un nombre impressionnant de musées dédiés aux temps premiers (Quinson, Tautavel, Terra Amata, etc.) parce qu’il aura lu : « Naoh ayant abaissé sa main sur Gammla la releva sans rudesse et les temps sans nombre s’étendaient devant eux ». Et, en fuyant dans la nuit épouvantable, les Oulhamr auront conduit avec eux le jeune François Bordes à la faculté des sciences de Bordeaux, à la direction de son Institut du Quaternaire puis à celle des Antiquités préhistoriques d’Aquitaine.
Sans Rosny, aurions-nous eu de Lumley ou Bordes ?

Un musée
Pour Jean Guilaine, « les musées sont incontournables car ils sont la vitrine tangible du savoir » (Guilaine, p.27). Pour certains de leurs visiteurs, ils représentent bien plus que cela.
Pour le jeune Henry, d’abord, attiré, comme le papillon par la flamme, par le Muséum d’histoire naturelle de Marseille puis, comme il venait « chaque année à Paris à Noël […] le Palais de la Découverte, le musée de Saint-Germain-en-Laye, la galerie de zoologie du Muséum National d’Histoire Naturelle et le musée de l’Homme » (de Lumley, p. 13).
André Leroi-Gourhan, le préhistorien ayant le plus influé sur sa discipline au XXe siècle, reconnaît sa dette à l’égard de ce type d’institution : « vers dix ans, je sortais assez souvent avec ma grand-mère et nous allions au Jardin des Plantes. C’était un lieu qui m’attirait beaucoup et, en particulier, la galerie d’anatomie comparée avec les squelettes de baleine, les animaux du rez-de-chaussée et du premier étage, les énormes reptiles, le diplodocus et tous les fossiles, l’ours des cavernes que je devais retrouver des années plus tard, dans son habitat souterrain […] il se peut que ma vie se soit en partie déterminée par ces visites du jeudi et du dimanche dans cette galerie du Muséum où régnait un mélange romantique d’ethnologie, de paléontologie humaine et de préhistoire, c’est-à-dire les trois voies que j’ai superposées jusqu’à présent » (Leroi-Gourhan, pp. 26-27)
Mais c’est Yves Coppens, que l’on ne présente plus, qui semble le plus marqué par sa fréquentation de deux musées : le musée James Miln-Zacharie le Rouzic de Carnac et, surtout, le musée de la Société polymathique du Morbihan à Vannes. Au sujet de ce dernier, le découvreur de Lucy écrit, dans une liste à la Pérec chargée d’émotion et de reconnaissance : « Mes jeunes années ont ainsi été illuminées par des centaines d’objets magiques, contemplés des centaines d’heures ; on m’ouvrait le musée quand je le désirais, mais tout de même pas les vitrines. Je me souviens de longues haches votives au poli parfait et à la couleur souvent verte comme l’océan, de pots maladroits mais élégants ou faits au tour et arrogants […] ; je me souviens d’épingles, de couteaux, d’épées et de haches en bronze de formes variées ; je me souviens de statuettes en terre blanche de Vénus nues et dressées et de déesses mères assises –et parfois de leurs moules-, fascinantes malgré les tirages multiples dont elles avaient certainement fait l’objet […].
 Soixante-dix ans après, j’ai l’impression d’y avoir passé l’essentiel de mon temps, ce qui n’est certainement pas le cas puisque le collège puis le lycée et leurs contraintes devaient m’en prendre quand même un petit peu !
C’est pendant cette période de plénitude -c’est le mot qui me vient pour traduire à la fois l’impression de grande sérénité et de total bonheur que m’ont laissée ces années Polyme- que je reçus le choc du terrain » (Coppens, pp. 40-41).
Les mots choisis sont forts : des jeunes années « illuminées », des objets « magiques » une « période de plénitude ». La dette de Coppens envers les musées de Carnac et, surtout, de Vannes est majeure. Ils décidèrent d’une bonne part de son avenir, tout comme pour de Lumley ou Leroi-Gourhan.

Un territoire
La préhistoire, qu’il s’agisse de la période ou de la discipline scientifique, ne peut vivre hors-sol ; elle s’enracine dans un terroir, elle se lit dans la terre. Il en est de même de la vocation : pour la plupart des préhistoriens, elle est comme la vigne, liée à  un territoire.
Un territoire bien loin de celui originel pour Leroi-Gourhan puisqu’il s’agit du Japon pour lequel il avoue  avoir « une trèsgrande affection ». On sait combien la technologie joue un rôle central dans la genèse intellectuelle et l’œuvre de l’auteur de Milieu et technique. Et bien, le pays du soleil levant a fait se lever son intérêt pour elle : « les détails techniques m’ont toujours intéressé. Et le Japon a d’ailleurs déclenché mes travaux sur la technologie. J’ai connu à Kyôto un certain nombre d’artisans et, en particulier, un potier célèbre, Kawai Kanjiro. […] J’allais chez Kawai Kanjiro pour le voir travailler, ou discuter avec lui. La technique m’intéressait depuis longtemps, ce doit être une chose profondément inscrite en moi, mais l’abord matériel des objets, le travail, la pensée d’un artisan ne me sont devenus perméables qu’à partir de mon voyage au Japon » (Leroi-Gourhan, p. 44 et p. 49).
Si l’attachement pour sa ville, Narbonne, « est peut-être l’élément essentiel de [la] personnalité » de Paul Tournal 1 (Alibert et Guilaine, p. 22), il en est de même pour un autre préhistorien, audois également, Jean Guilaine : « le goût de l’archéologie a été le fruit d’une longue maturation qui trouve ses racines dans mon enfance même. Deux centres d’intérêt se sont de longue date combinés : une attirance pour l’histoire et l’appel de la nature. J’habitais Carcassonne, petite ville à l’époque […] À Carcassonne, il y avait au quotidien ce décor assez extraordinaire de la cité médiévale, au pied de laquelle habitaient mes grands-parents paternels. La cité, c’était une invitation permanente à l’histoire. […]
Parallèlement, depuis ma plus tendre enfance, j’éprouvais du plaisir à fréquenter la campagne, à me plonger dans ce style de vie si différent de celui de la ville : le contact des bêtes, des plantes, de la vigne (capitale ici), des arbres, des roches, le calendrier agricole, la pratique de l’occitan. Travailler, comme je l’ai fait plus tard, dans l’approche du Néolithique, c’était un peu partir à la recherche des origines de cette vie-là » (Guilaine, pp. 49-50).
Un autre Audois de naissance : Jean Clottes. Dans nos entretiens, il explique au sujet de sa région de cœur, l’Ariège : « Je me suis vraiment enraciné dans ce pays, c’est le pays des grottes (et des champignons…). J’ai pratiqué certains sports, notamment le ski et le basket. J’ai fait des randonnées en montagne, je marchais au moins une fois par semaine pendant deux heures ou plus. J’admire et j’aime ces paysages que je vois tous les jours de ma fenêtre. Et puis, il y a les grottes ! J’ai fouillé dans l’Ariège, j’ai étudié Niaux, Enlène, les Trois Frères, les Églises… Alors, oui, j’y ai des racines !
Quand j’étais Directeur des Antiquités Préhistoriques de Midi-Pyrénées, j’avais des bureaux et un personnel à Toulouse, où j’allais au moins une fois par semaine durant deux ou trois jours. […] Je suis attaché à mon pays, aux gens, sans pour autant être un régionaliste acharné ».
À ma question, « Auriez-vous fait de la préhistoire si vous aviez vécu dans une région sans aucune grotte préhistorique ou sans aucun dolmen ? », sa réponse ne souffre guère d’équivoque : « Sans doute que non, parce que ce qui m’a amené à la Préhistoire c’est la spéléologie. L’autre élément déterminant a été le cours de préhistoire à Toulouse. Si ce cours de préhistoire avait été à Bordeaux, je ne l’aurais pas suivi et je ne sais pas ce qu’aurait été ma vie » (Clottes, p. 31 et p. 35).
À l’autre bout de l’hexagone, la Bretagne d’Yves Coppens. « Ma famille bretonne […] rythmait sa vie de manière très régulière : Vannes d’octobre à juin, La Trinité-sur-Mer de juillet à septembre. Ce qui veut dire que, pendant bien des années, celles d’enfance et d’adolescence, j’ai passé mes mois d’été à La Trinité-sur-Mer (d’où mon initiation au musée de Carnac) […] ; j’y ai fréquenté les plages et pratiqué la pêche à pied, comment y échapper, mais j’y ai aussi parcouru la campagne, les champs, les chemins, les bois, les landes, fasciné par toutes les grosses pierres dont ils étaient semés. Je pense d’ailleurs que c’est peut-être cette compagnie omniprésente et obsédante qui a nourri mon imaginaire et m’a conduit à cette passion pour l’Antiquité ou l’a renforcée. […] C’est donc avec de gros cailloux plein la tête que je suis arrivé à la faculté des sciences de Rennes en octobre 1951 » (Coppens, p. 63 et p.65)
Le Japon de Leroi-Gourhan, l’Aude de Tournal et Guilaine, l’Ariège de Clottes, la Bretagne de Coppens ont été les incubateurs de leur appétence préhistorienne.

Une passion
La Préhistoire a été, est pour tous les préhistoriens leur grande passion. Jean Clottes le reconnaît volontiers, répondant ainsi à la question « Peut-on dire que la Préhistoire fut votre unique passion ? » : « Le témoignage de Françoise Peyrot est, à ce sujet, très perceptif. Il n’y a qu’une seule chose avec laquelle je ne suis pas d’accord : je ne m’intéresse pas qu’à la Préhistoire, mais il est vrai, qu’avec elle, je ne parlais que de Préhistoire. Je m’intéresse ainsi beaucoup à la politique, sans adhérer à un parti. Je lis beaucoup de romans, j’écoute de la musique, j’aime marcher en montagne ou à la recherche de champignons, faire du ski. Là où elle a raison, c’est que je n’ai pas d’autre passion que la Préhistoire » (Clottes, p. 178).
Si les temps premiers sont la grande passion de nos préhistoriens, bon nombre d’entre eux y ont été conduit par une autre passion.
Pour Piette 2, qui avait adhéré très tôt à la Société Géologique de France et publié dans son bulletin de nombreux articles, et Tournal cela fut la géologie. Pour Guilaine, ce furent l’histoire et les sciences naturelles : « Cette combinaison de l’histoire et des sciences naturelles, la volonté d’en savoir davantage sur le passé de la région et sur ses sites (Narbonne romaine, les lieux de la croisade albigeoise comme on disait à cette époque où l’on parlait peu de catharisme, les révoltes vigneronnes) m’ont amené à ne pas dissocier événements, lieux et vestiges. L’archéologie a donc commencé à s’infiltrer dans ce dispositif mental » (Guilaine, p. 50).
Quant à Jean Clottes : « Je suis d’abord venu à la spéléologie par mon père parce qu’il en faisait lui-même dès avant la guerre, à une époque où il n’y avait que très peu de spéléologues ! Il ne connaissait rien en Préhistoire, mais il fut un membre fondateur du Spéléo Club de l’Aude et de l’Ariège. Il nous emmenait, mon frère, ma sœur et moi, lorsque nous étions tout petits et c’est ce qui m’a donné le goût de la spéléologie. Ce qui m’attirait, c’était l’aspect sportif et la découverte, le goût de l’aventure en quelque sorte. Quand j’ai été adolescent, j’en ai fait beaucoup, en Angleterre notamment. Tout en restant dans le Spéléo Club de l’Aude et de l’Ariège, pendant les trois ans que j’ai passés en Angleterre, j’ai été membre d’un groupe qui s’appelait la British Speleological Association et j’ai participé à de nombreuses sorties spéléologiques avec eux. Puis, quand j’ai connu ma femme, qui était lotoise, j’ai fait de la spéléologie avec le Groupe spéléologique du Quercy. C’est la spéléologie qui m’a lancé dans la préhistoire. Elle m’a donné le goût d’en savoir un peu plus. Dans les années 1950, comme peu de gens la pratiquaient, nous faisions souvent des « premières » en allant dans des endroits ou personne n’était passé auparavant. De temps en temps nous trouvions des objets préhistoriques, des tessons de poterie, des os… Beaucoup de questions se posaient à nous : de quand cela date-t-il ? est-ce qu’il s’agit d’os humains ? Cela a entretenu chez moi une curiosité latente. Je citerai en particulier une grotte sépulcrale, la grotte d’Usson dans l’Aude, que mon père et ses amis avaient découverte et explorée avant la guerre. Dans leur ignorance, ils avaient ramassé des ossements et des objets, notamment des boutons en os à perforation en V, et les avaient ramenés chez eux. Ils se trouvent maintenant dans un musée.
Donc, tout cela a activé mon imagination, mais je ne pensais pas du tout qu’il me serait possible de devenir préhistorien, je n’y pensais même pas ! Au moment de choisir un métier, j’ai fait une licence d’anglais et suis devenu professeur d’anglais pour gagner ma vie » (Clottes, pp.53-54). C’est donc la spéléologie, la terre sans les hommes, qui conduisit Jean Clottes à la Préhistoire, la terre avec et par les hommes.

La géologie, la spéléologie, l’histoire, les sciences naturelles ne furent-elles pas, dans la vie de Piette, Tournal, Clottes et Guilaine, l’équivalent de ces « amourettes insignifiantes [qui] ont préparé un grand amour » que chante Adamo dans Mes mains sur tes hanches ?

Une rencontre
Pour emprunter un chemin, nous avons tous besoin que quelqu’un nous y conduise, quitte, ensuite, à ce qu’il nous laisse nous débrouiller seul. Tous ces grands préhistoriens dont nous essayons de comprendre la destinée n’échappent pas à cette règle.

Pour Leroi-Gourhan, de son propre avis, « les choses se sont nouées d’une façon curieuse. J’avais -dans la boîte où je travaillais- un directeur du personnel qui avait semblé comprendre ce que je voulais. C’était un homme très brusque, mais foncièrement bon et intelligent, et qui, finalement, a fait beaucoup pour mon départ dans l’existence. Je lui avais parlé de mon goût pour la préhistoire et les choses lointaines ; d’autre part ma marraine m’avait offert le livre de Marcelin Boule -Les hommes fossiles- à sa parution, c’est-à-dire vers 1925. J’ai lu ce bouquin avec passion et j’en ai parlé avec ce directeur du personnel, qui le possédait aussi. Il m’en a fait copier des pages entières en me guidant […]
J’ai quitté le chef du personnel de la librairie en 1928-1929, lorsque j’ai fait la connaissance de Paul Boyer, qui était alors l’administrateur de l’école des Langues orientales […] Paul Boyer était un pêcheur d’hommes. Il a vraiment déterminé toute la suite de ma vie » (Leroi-Gourhan, pp. 29-30). Un libraire, l’administrateur des Langues O’, soit un inconnu et un personnage illustre : cette dyade se retrouve, en totalité ou en partie, à l’origine de la plupart des vocations.

C’est un nom aujourd’hui inconnu qui conduisit Henry de Lumley à la Préhistoire : « à l’âge de quatorze ans, j’ai commencé à faire des fouilles avec des préhistoriens français qui m’avaient accepté sur leurs chantiers. J’avais rencontré un amateur marseillais, Georges Daumas : c’était un ami  de mon père, administrateur d’immeubles, qui avait installé un petit musée dans une chambre de bonne dans laquelle il conservait les pièces qu’il avait recueillies au cours de ses fouilles […]. Il m’a emmené sur ses chantiers, celui de la grotte Loubière dans la banlieue marseillaise. Puis il m’a fait rencontrer un préhistorien marseillais, chercheur au CNRS, Max Escalon de Fonton, qui faisait des fouilles en Provence et qui m’a initié à la recherche préhistorique » (de Lumley, pp.9-10).
Yves Coppens a vécu une histoire en tous points similaire : « un ami de mon grand-père maternel, Joseph Bouix, frappé par ma passion, proposa à ce dernier de m’introduire dans une société savante qui portait et porte toujours le joli nom de polymathique. [Il] m’invita un jour à visiter, sur la côte orientale du golfe du Morbihan, un site archéologique que venait juste d’y découvrir le docteur Le Pontois (un polymathe-naturellement). C’était en 1948. […] Je ne pourrai jamais décrire l’effet que m’a fait cette vision. Pour la première fois, j’étais en présence d’objets d’une réelle antiquité m’arrivant du temps […]. Soudain, l’inattendu venait se livrer, se mettre sous mes yeux, sous ma réflexion, sous ma main. J’ai l’impression que le choc d’une conversion peut ressembler à cela. Ce n’était certes pas pour moi une révélation, une conversion, mais c’était bien, au sens propre, une révélation » (Coppens, p. 39 et pp. 41-42). En langage familier, on pourrait dire que ces messieurs Daumas et Bouix mirent le pied à l’étrier aux jeunes Henry et Yves.

Boucher de Perthes, « dès son plus jeune âge, […] avait été entouré de naturalistes, et son milieu familial dut favoriser son intérêt pour les sciences. Son père en ce domaine était plus qu’un amateur et s’il ne fut pas pour lui véritablement un maître, il fut à coup sûr un modèle, et l’introduisit, dès l’enfance, dans l’univers des plus grands naturalistes ». Puis, « c’est au sein de la société d’Émulation d’Abbeville que Boucher de Perthes fit la rencontre, décisive, de Casimir Picard 3, qui l’amena sur le chemin de la préhistoire »  (Cohen, p. 78 et p. 95).
C’est l’abbé Jean Guibert, professeur de sciences naturelles au séminaire Saint Sulpice, qui va jouer un rôle identique dans la vie de Breuil. À son sujet, il écrit lui-même : « il y a plusieurs points où j’ai fait de très grands progrès, au point que je puis dire qu’à supposer que j’eus à quitter le séminaire, je lui conserverais toujours une grande reconnaissance pour m’avoir dépouillé de bon nombre de préjugés et m’avoir ouvert des horizons que je ne supposais même pas » (cité dans Hurel, p. 39).
L’équivalent de Guibert pour Breuil fut, pour Clottes, Louis-René Nougier 4 : « Quand j’ai fait mes études d’anglais à Toulouse, je me suis aperçu qu’il existait deux cours de préhistoire, ceux de Louis-René Nougier et de Louis Méroc 5 . J’ai assisté une fois, un peu par hasard, au cours de Louis Méroc, me disant que, lorsque j’aurais du temps, je m’y intéresserais davantage. Quand j’ai été nommé au lycée de Foix, en 1959, n’ayant plus de cours à suivre, je n’avais qu’à enseigner et disposais donc de plus de temps : je me suis alors inscrit au cours de L.-R. Nougier, puis ai passé le Certificat d’archéologie préhistorique, en candidat libre. C’est venu de là. Cela a été déterminant dans ma carrière. Nougier avait remarqué mon intérêt et il m’a suggéré de continuer en thèse. Mes occupations de l’époque se cantonnaient au bridge et au ski. Je me suis dit  pourquoi pas ? C’est ainsi que tout a commencé. C’est donc le hasard qui m’a conduit là où je suis aujourd’hui : sans cours de Préhistoire à Toulouse, jamais je ne serais devenu préhistorien » (Clottes, pp. 54-55).

Le charme de la Préhistoire
Une lecture, un musée, un territoire, une passion, une rencontre : tout cela est important, tout cela est décisif, tout cela est bel et bon. Mais l’essentiel ne se tient-il pas ailleurs ?

Puisque nous avons commencé avec Rosny, qu’on nous permette de conclure avec lui :
« La Terre s’est ouverte comme un livre. Livre encore bien mal coupé, où l’on épelle, hésite, tâtonne, mais où chaque jour quelque nouveau feuillet est déchiré. La nature veut être questionnée de bonne foi, humblement, et le secret de l’énigme est la récompense de l’effort loyal. C’est avec des procédés de cuisine, des manipulations d’artisans, de petits travaux de ménagères qu’on s’attaque au monde des forces. C’est en creusant le sol, comme des mineurs ou des terrassiers, qu’on fait apparaître le témoignage des temps évanouis. […]
Toutefois la Préhistoire offre d’immenses voies aux conjectures. Pourvu qu’on ne s’écarte pas des grandes lignes, ces conjectures ont la plus grande utilité, et, dans un sujet encore si neuf, le plus grand charme » (Rosny, pp. 166-197).

La Préhistoire a charmé ses préhistoriens. Devenus passeurs de science, ils se sont faits passeurs de charme.


1 Chantal Alibert et Jean Guilaine considèrent ce pharmacien de métier comme le « fondateur de la Préhistoire » puisqu’il est « le premier à théoriser, à formaliser un découpage de l’histoire de l’homme en deux temps inégaux en durée dont l’un anté-historique correspond conceptuellement à ce qui par la suite devait devenir la Préhistoire » (Alibert et Guilaine, p.9)

2 Avocat, il est l’un des fouilleurs les plus importants du XIXe siècle avec, à son actif, des découvertes majeures comme Gourdan, Lortet et, surtout, Le Mas d’Azil et Brassempouy –et sa célèbre Dame à la capuche. Il est le créateur de l’Azilien. Il lègue son impressionnante collection d’art mobilier au Musée des Antiquités Nationales (aujourd’hui Musée d’Archéologie Nationale) à la condition expresse que l’aménagement des pièces qu’il propose soit immuable.

3 1806-1841. Médecin et naturaliste. Il « fit plusieurs découvertes essentielles pour ce qui devait devenir plus tard la préhistoire. Il en posa les fondements, tant dans le domaine de la stratigraphie que dans celui de l’étude à la fois morphologique et ethnologique des outils de pierre » (Cohen, p. 95).

4 1912-1995. Il obtient en 1948 le premier doctorat de préhistoire en France et inaugure, en 1949, la première Maîtrise de Conférence puis, en 1950, la première Chaire d’archéologie préhistorique créées en France, à la faculté des Lettres de Toulouse. Sa carrière est marquée par la découverte, en 1956, avec Romain Robert, des gravures et peintures de la grotte de Rouffignac (Dordogne). « Orateur brillant, pédagogue hors pair », selon les mots d’un de ses élèves, Claude Barrière, il est l’auteur d’une bibliographie imposante parmi laquelle on peut citer Rouffignac ou la guerre des mammouths, avec Romain Robert, en 1957, Géographie humaine préhistorique, en 1959. Il mène, parallèlement à ses travaux de recherche, une activité de vulgarisation en signant, notamment, plusieurs tomes de la célèbre collection La vie privée des hommes chez Hachette. Une rue porte son nom à Suresnes.

5 1904-1970. Magistrat, élève du Comte Bégouën, il lui succède au cours public de Préhistoire à l’université de Toulouse. Il découvre, en 1951, un habitat chasséen à Villeneuve-Tolosane, que Jean Clottes fouille, avec Jean Vaquer, Jean-Pierre Giraud et François Rouzaud, entre 1978 et 1981. En plus de son activité de magistrat, il exerce, bénévolement, celle de Directeur des Antiquités Préhistoriques de Midi-Pyrénées et siège plusieurs années au Conseil Supérieur de la Recherche Archéologique. C’est André Leroi-Gourhan  lui-même qui rédige sa notice nécrologique dans Gallia préhistoire en 1971.

Pascal Semonsut

Docteur en histoire

Bibliographie

Alibert C., Guilaine J., Paul Tournal, fondateur de la préhistoire, Odile Jacob, 2016
Bordes F., préface  de La guerre du feu, Gautier-Langereau, 1960
Clottes J., Jean Clottes. Un archéologue dans le siècle. Entretiens avec Pascal Semonsut Errance, 2015
Cohen C., J.-J. Hublin, Boucher de Perthes. Les origines romantiques de la préhistoire, Belin, 1989
Coppens Y, Origines de l’Homme, origines d’un homme, Odile Jacob, 2018
De Lumley H., L’atelier du préhistorien, CNRS Éditions, 2011
Guilaine J., Archéologie, science humaine. Entretiens avec Anne Lehoërff, Actes Sud/Errance, 2011
Hurel A., L’abbé Breuil. Un préhistorien dans le siècle, CNRS Éditions, 2011
Leroi-Gourhan A., Les racines du monde. Entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Le livre de poche, 1982
Rosny J.-H., Les origines (la Préhistoire), Les Éditions G. Grès et Cie, 1923

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La représentation de la préhistoire en France dans la seconde moitié du XXe siècle, éditions Errance, 2013.
Pascal Semonsut présente les représentations de la préhistoire depuis les années 50. On pourrait penser naturellement que cette science n'évolue pas beaucoup du fait qu'elle étudie des objets et des faits qui datent de plusieurs dizaines de milliers d'années... Pascal Semonsut nous démontre le contraire ! Le cinéma, les livres scolaires, les films, les bandes dessinées et bien sur la télévision présentent la préhistoire de manières différentes selon l'époque, le contexte politique.
Chacun a sa propre vision de la préhistoire. Avec cet ouvrage on découvre pourquoi et comment cette vision s'est construite !
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