La bipédie humaine
La bipédie humaine
Pourquoi l’Homme est le seul animal à avoir choisi la bipédie comme unique moyen de locomotion ?
Origines, théories et place dans le monde animal
La bipédie, c’est-à-dire le déplacement permanent sur deux membres inférieurs, constitue l’une des caractéristiques de l’être humain. Elle est si naturelle que nous oublions souvent qu’elle est le résultat d’une longue évolution, marquée par des transformations anatomiques et comportementales majeures.
Pourtant, la bipédie n’est pas un phénomène exclusivement humain : elle existe aussi dans le monde animal, sous des formes diverses et pour des raisons variées.
Chez les premiers hominines, la bipédie a représenté une étape décisive vers la condition humaine, mais son origine n’est pas simple. Elle s’inscrit dans un contexte complexe où la vie arboricole, les changements climatiques et les pressions écologiques ont tous joué un rôle.
Depuis le XIXᵉ siècle, de nombreuses théories ont tenté d’expliquer les causes de ce redressement, souvent avec des approches partielles. Aujourd’hui, la paléoanthropologie, grâce aux découvertes fossiles, apporte une vision plus nuancée : la bipédie serait le fruit d’une évolution graduelle, multifactorielle et en partie arboricole !
La bipédie dans le monde animal
1. La bipédie, une capacité partagée, et pas que par des primates !
Au début du siècle dernier, la chose était entendue… ce qui différencie l’homme de l’animal… c’est le fait qu’il marche sur ses deux jambes. Cela permettait une différenciation simple et rapide, voire rassurante pour certains : je marche donc je suis un homme et par conséquence je ne suis pas un animal !
La bipédie, bien que relativement exceptionnelle, n’est pas propre à l’homme. Plusieurs espèces animales se déplacent ou se dressent sur deux pattes.
Les oiseaux en sont le meilleur exemple : ils sont totalement bipèdes lorsqu’ils évoluent au sol (marche ou saut). Chez eux, cette posture découle d’une évolution ancienne des dinosaures théropodes (dont par exemple les T. Rex). Leur squelette, leur bassin et leurs pattes sont adaptés à un équilibre parfait sur deux membres.

Le premier bipède connu est un reptile ! Eudibamus cursoris vivait il y a 290 millions d’années Découvert en 1993 à Gotha en Allemagne, cet herbivore de la fin du Permien devait mesurer 26,1 cm et pouvait atteindre une vitesse de 24 km/h (selon David Berman du Carnegie Museum of Natural History). On suppose qu’il utilisait cette faculté pour échapper à ses prédateurs.
Whole-body restoration of Eudibamus cursoris running bipedally based on the holotype (MNG 8852). Illustration by Sandra Budd.
Les kangourous, quant à eux, utilisent leurs longues pattes postérieures et leur queue pour se propulser et se stabiliser. D’autres mammifères, comme les ours, les suricates ou certains rongeurs, se dressent ponctuellement pour observer, manipuler des objets ou intimider des rivaux.
2. Les primates, bipèdes… oui, mais pas seulement ! Chez les primates actuels on identifie 5 principaux modes de locomotion selon les espèces et les circonstances : le suspenseur-agrippeur, le grimper, la quadrupédie, le knuckle-walking, la bipédie… En effet selon les circonstances un bonobo peut par exemple, pratiquer une sorte de bipédie pour une action particulière puis avancer avec son petit en knuckle-walking.
Dans le tableau ci-dessous Brigitte Senut montre que les grands singes et les singes pratiquent différents modes de locomotion durant la journée, à des pourcentages divers. « Tous les primates sont bipèdes, mais… »


Photo Kroko pour Hominides.com


Un aspect souvent négligé dans le passé est celui de la bipédie arboricole, c’est-à-dire la marche debout sur les branches.
Des primates comme les orangs-outans ou les chimpanzés peuvent se déplacer debout sur les branches larges, en s’aidant des bras pour l’équilibre. Ce comportement, observé aujourd’hui, éclaire peut-être la locomotion des premiers hominides.
Dans les forêts tropicales du Miocène (il y a 10 à 7 millions d’années), de nombreux primates vivaient à la fois dans les arbres et au sol. Se tenir debout sur une branche pour cueillir des fruits ou observer les alentours aurait été un comportement précurseur de la bipédie terrestre.
En 2019 un ancien primate est découvert, il s’appelle Danuvius guggenmosi… il évoluait en Allemagne il y a 11,6 millions d’années (avant la séparation des lignées vers l’homme d’une part et des grands singes d’autre part) ! Importante particularité : les restes de son squelette montrent qu’il se déplaçait dans les arbres mais en pratiquant une forme de bipédie.
Cette bipédie arboricole aurait pu ainsi servir de transition évolutive : les ancêtres de l’homme auraient commencé à se redresser dans les arbres avant de le faire durablement sur le sol.
3. La singularité de la bipédie humaine
Ce qui distingue l’homme, c’est que la bipédie est devenue exclusive et permanente. Tout son corps s’est adapté à cette posture :
- Le crâne repose sur une colonne verticale grâce au trou occipital centré sous la tête.
- La colonne vertébrale présente une double courbure en S pour équilibrer le tronc.
- Le bassin est court et élargi pour soutenir les viscères.
- Les jambes sont longues et le fémur est incliné vers l’intérieur, plaçant le centre de gravité sous le corps.
- Le pied est arqué et non préhensile, conçu pour la marche et la propulsion.
Ces transformations rendent la marche humaine stable, efficace et peu coûteuse en énergie, mais elles ont aussi des conséquences : fragilité du dos, douleurs lombaires, et risques obstétricaux liés à la forme du bassin.
C’est le pied qui fait l’homme !
L’ethnologue et préhistorien André Leroi-Gourhan déclare en 1964,non sans humour, « nous étions préparés à tout admettre sauf d’avoir débuté par les pieds ! » L’origine bipède de l’humain est certes moins glorieuse que son origine cérébrale, qui nous invitait à « imaginer la pensée fracassant les cloisons anatomiques pour se construire un cerveau»
II. Les précédentes théories sur la bipédie humaine
Depuis le XIXᵉ siècle, de nombreuses hypothèses ont tenté d’expliquer pourquoi les premiers hominines ont adopté la marche bipède en se redressant. Ces théories reflètent à la fois les connaissances de leur époque et les préjugés sur la place de l’homme dans la nature.
1. L’hypothèse de la savane
Proposée dès les années 1920 par Raymond Dart, cette théorie affirme que la bipédie est apparue quand les ancêtres de l’homme ont quitté la forêt pour vivre dans la savane.
Debout, ils pouvaient voir au loin, repérer les prédateurs et se déplacer entre les arbres isolés.
Dans les années 1980 c’est le paléoanthropologue Yves Coppens qui émet l’hypothèse de l’East Side Story. La faille du Rift aurait maintenu les hominidés à l’est sous un climat plus sec favorisant la savane au détriment du paysage forestier. Ils se seraient donc adaptés à une locomotion au sol plutôt que dans les arbres.
Cette idée séduisante fut longtemps dominante, mais elle a été remise en question : plusieurs fossiles d’hominidés bipèdes ayant été découverts dans des milieux boisés, non ouverts et surtout à l’ouest ! De plus, les exemples d’animaux qui ne se sont pas redressés alors qu’ils vivaient dans la savane sont majoritaires !
La bipédie aurait donc commencé avant la vie dans la savane.
2. La libération des mains (Charles Darwin)
Dès 1871, Charles Darwin suggérait que marcher debout avait libéré les mains pour d’autres tâches : porter des objets, fabriquer des outils, cueillir de la nourriture. Cette idée reliait directement la bipédie à l’intelligence et à la culture. En affirmant que « l’homme seul est devenu un bipède » Darwin voulait montrer une évolution, un processus.
Cette hypothèse a également été reprise par le Yuval Noah Harari qui indiquait que la bipédie « libéra les bras, devenus inutiles pour la locomotion, à d’autres fins : lancer des pierres ou des signaux, par exemple »
Cependant, les outils n’apparaissent que beaucoup plus tard (vers 3,3 millions d’années), alors que la bipédie est bien plus ancienne. La cause et la conséquence ont donc été inversées.
3. La théorie énergétique
Dans les années 1970, Rodman et McHenry ont démontré que la marche bipède consomme moins d’énergie que la quadrupédie sur de longues distances.
Pour des hominines vivant dans des environnements fragmentés, la bipédie aurait permis d’économiser de l’énergie lors de déplacements à la recherche de nourriture.
4. Les hypothèses sociales et sexuelles
D’autres explications évoquent des avantages sociaux : la position debout aurait favorisé la communication visuelle et la gestuelle.
La fameuse « théorie du mâle pourvoyeur » proposait que les mâles bipèdes pouvaient mieux rapporter de la nourriture à leurs partenaires et à leurs enfants, renforçant la cohésion du groupe.
Si cette hypothèse reflète plus les mentalités du XXᵉ siècle que les réalités préhistoriques, elle souligne néanmoins le rôle du comportement social dans l’évolution.
III. Les origines de la bipédie humaine
1. Les premiers hominines bipèdes et les données fossiles

© Sabine Riffaut, Guillaume Daver, Franck Guy / Palevoprim / CNRS – Université de Poitiers
Les découvertes fossiles des deux dernières décennies ont profondément renouvelé la compréhension de la bipédie.
Les plus anciens indices connus remontent à Sahelanthropus tchadensis, découvert au Tchad par Michel Brunet et daté de 7 millions d’années. L’orientation du trou occipital indique que sa tête était déjà portée au-dessus du corps, suggérant une posture érigée. En 2022, le paléoprimatologue Laurent Pallas, conclue que la morphologie de la diapyse fémorale de Toumaî indique qu’il était bipède… ce qui ne l’empêchai de pratiquer également l’arboricolie. La bipédie de Toumaï.
Puis viennent, chronologiquement, :
- Orrorin tugenensis (Kenya, 6 Ma) découvert par Brigitte Senut : la forme du fémur prouve un appui sur les jambes qui avec les restes de phalange proximale suggèrent une adaptation à l la vie arboricole.
- Ardipithecus ramidus (Éthiopie, 4,4 Ma) découvert par une équipe dirigée par Tim White et Gen Suwa : un être mi-bipède, mi-arboricole, capable de marcher debout au sol tout en grimpant dans les arbres. Son pied, doté d’un gros orteil opposable, montre cette double adaptation.


Image B. Senut et M. Pickford
Ces espèces vivaient encore en milieu forestier, preuve que la bipédie n’est pas née dans la savane, mais qu’elle a d’abord été une bipédie de forêt.
2. L’exemple de Lucy et des Australopithèques
Le squelette de Lucy (Australopithecus afarensis), découvert en 1974 en Éthiopie par Donald Johanson, Maurice Taieb et Yves Coppens, montre une bipédie déjà bien affirmée, il y a environ 3,2 millions d’années.
Son bassin et ses jambes sont adaptés à la marche, tandis que ses bras longs et ses doigts recourbés trahissent encore des aptitudes arboricoles.
C’est à Laetoli en Tanzanie que Mary Leakey a découvert le plus ancien témoignage de bipédie : préservées dans la cendre volcanique, les empreintes de pas d’un hominidé adulte se doublent de celles d’un enfant marchant dans ses traces (3,5 Ma) !
3. La bipédie de nos ancêtres plus récents, le genre Homo


Avec Homo habilis et Homo rudolfensis (2,4–1,8 Ma), la transition vers une bipédie plus stable devient perceptible. Le bassin se réorganise pour améliorer l’équilibre latéral, les membres inférieurs s’allongent et la voûte plantaire se renforce. Ces changements traduisent une meilleure performance pour les déplacements prolongés au sol, nécessaire à la collecte, au transport.
L’apparition de Homo erectus (1,9 Ma) marque une étape majeure : c’est la première espèce du genre à présenter une bipédie quasi moderne.
Ses innovations anatomiques incluent un système musculaire du tronc stabilisant la posture debout, des jambes nettement plus longues que les bras, un bassin plus étroit et plus haut, facilitant une démarche efficace, une voûte plantaire complète.
Une fois la bipédie adoptée cela devient une caractéristique du genre Homo
Homo heidelbergensis : bipédie robuste, adaptée à un corps massif.
Homo neanderthalensis : bipédie stable malgré un centre de gravité différent et des membres courts, optimisés pour conserver la chaleur en climat froid.
Homo floresiensis et Homo naledi : morphologies atypiques conservant certains traits archaïques, suggérant une bipédie adaptée à des niches spécifiques (insularité, cavités).
Homo sapiens : bipédie gracile, hautement efficace sur de longues distances, appuyée par un équilibre postural fin et une grande variabilité morphologique.


4. Une évolution progressive et mosaïque
La bipédie humaine ne s’est pas installée d’un coup. Elle est le résultat d’une évolution graduelle, marquée par une série de compromis entre la vie au sol et la vie arboricole. Les premiers bipèdes devaient sans doute alterner entre la marche debout et la grimpe, selon les besoins et les dangers de leur environnement.
L’adaptation déterminante caractérisant les hominines ne résiderait pas dans la bipédie elle-même, mais dans l’acquisition d’une bipédie strictement terrestre. Si de futurs fossiles viennent étayer cette hypothèse, la première forme de bipédie au sol — encore très primitive — pourrait ne pas constituer une innovation locomotrice propre. Elle correspondrait plutôt à la transposition, sur la terre ferme, d’une adaptation initialement développée en milieu arboricole par des ancêtres capables de se tenir occasionnellement debout et descendant de plus en plus fréquemment au sol.
Le paléoanthropologue Pascal Picq précise « L’homme est un bipède exclusif depuis que ses ancêtres ont quitté les milieux arborés, il y a environ deux millions d’années. Les hominoïdes pratiquent la bipédie assistée, parfois acrobatique avec les pieds sur une branche et en s’accrochant à des branches situées plus haut à l’aide de leur bras« .
Pour la Paléoprimatologue Brigitte Senut « La bipédie n’est pas née dans un environnement de savane ouverte, mais bien plus certainement dans un milieu boisé, plus humide. Elle est toujours associée à des adaptations au grimper comme c’est de cas des espèces d’hominidés anciens ».
Cette évolution a pris plus de quatre millions d’années, jusqu’à atteindre son plein aboutissement chez Homo erectus, il y a environ 1,8 million d’années.
IV. Les avantages évolutifs multiples de la bipédie
Les études modernes s’accordent sur une origine multifactorielle de la bipédie humaine :
| Facteur | Rôle évolutif |
| Arboricole | Déplacement debout sur les branches pour cueillir, observer et surtout se déplacer entre les branches. |
| Environnemental | Changements climatiques et alternance forêt/savane obligeant à se déplacer plus souvent au sol. |
| Comportemental | Transport d’artefacts, de produits alimentaires, mais également des enfants pour les protéger. |
| Énergétique | Déplacement plus économique en terme énergétique sur de longues distances. |
| Thermique | La position érigée permet une moindre exposition aux rayons solaires et meilleure régulation thermique. |
| Social et cognitif | Meilleure communication gestuelle et visibilité au sein du groupe. |
Ainsi, la bipédie n’est pas la conséquence d’un seul changement, mais d’une interaction de contraintes écologiques, biologiques et sociales.
Conclusion
La bipédie humaine est une innovation évolutive majeure, fruit d’un long processus qui commence bien avant l’apparition du genre Homo et même avant les premiers représentants des hominines.
Cette bipédie prend ses racines dans un comportement arboricole, où se redresser permettait déjà de se déplacer sur les branches et de cueillir dans les arbres. Progressivement, cette posture s’est adaptée à la vie terrestre, donnant naissance à la marche moderne.
Loin d’être un simple changement anatomique, la bipédie a transformé la relation de l’homme à son environnement : elle a libéré ses mains, élargi son champ de vision, favorisé l’usage d’outils et ouvert la voie à la culture et au langage.
Marcher debout, c’est plus qu’une façon de se mouvoir : c’est le fondement biologique de l’humanité, le premier pas — au sens propre — vers la conscience, la technique et la civilisation.

Pascal Picq
2024 La Marche, sauver le nomade qui est en nous (Les grand mondes / Autrement)
L’être humain est un bipède, un animal qui marche. Et c’est avec la marche que la pensée prend forme. Intimement lié à la pensée et à l’imagination, l’exercice physique de la marche est souvent à l’origine même de l’oeuvre des plus grands philosophes, de Socrate à Emmanuel Kant. Pascal Picq prend ici le chemin de la philosophie et s’interroge : « Est-ce que je marche, donc je suis ? » Ou faut-il dire : » Je suis, donc je marche » ? Dans nos sociétés toujours plus sédentaires, le geste de la marche est menacé d’oubli. Pourtant, la survie de notre espèce et notre liberté en dépendent.
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2009 L’émergence de la bipédie de l’homme en question…
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Bertrand Roussel

























