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Livre - Jean Clottes - Une journée à la grotte Chauvet - Totem

Une journée à la grotte Chauvet
et autres récits
Jean Clottes




Une journee à la grotte Chauvet


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Présentation de l'éditeur

Jean Clottes est avec Yves Coppens le préhistorien français le plus connu dans le Monde. Il a beaucoup voyagé et visité de nombreux sites extraordinaires. L'art de ces peuples disparus lui a procuré des émotions de toutes sortes.
Généreux, il aime raconter et faire partager son
savoir et ses expériences. Il a écrit et publié de nombreuses histoires.
Le présent volume en rassemble huit, celles qui font le mieux revivre sa passion pour l'art rupestre et les voyages.
Des recherches initiales dans la grotte Chauvet-
Pont d'Arc aux voyages lointains avec les
Touaregs dans l'Aïr et le Ténéré, des déserts de la Californie au bush australien et aux grottes ornées espagnoles…
Chercher, comprendre, regarder et découvrir, faire partager anecdotes et aventures : c'est à une préhistoire vivante que nous convie Jean Clottes


Editions Totem
13cm x 20cm
256 pages avec un cahier couleurs de 16 pages


Jean Clottes a été conservateur général du Patrimoine au Ministère de la Culture et de la
Communication. Il a dirigé l'équipe de la Grotte Chauvet-Pont d'Arc. Il a été président du Comité international d'art rupestre de l'ICOMOS et expert auprès de cet organisme et auprès de l'UNESCO.
Derniers ouvrages parus : Une vie d'art préhistorique (éditions Jérôme Millon, 2015) ; Jean Clottes, un archéologue dans le siècle. Entretiens avec Pascal Semonsut (Errance, 2015).
Cet ouvrage est la réédition partielle, corrigée et actualisée de deux livres publiés autrefois aux éditions de la Maison des Roches : Grandes girafes et fourmis vertes (2000) et Passion Préhistoire (2003).

Sommaire Une journée à la grotte Chauvet

SOMMAIRE

1. Une journée à la grotte Chauvet

2. Renards volants, kangourous et fourmis vertes

3. Kakadu et Kimberley

4.Week-end en Californie

5. Breuil, sexe et préjugés

6. De la Meseta à l'Aragon, à la Cantabrie et autres lieux

7. Les grandes girafes du Niger

8. Voyages dans le Ténéré



Un extrait de Une journée à la grotte Chauvet

UNE JOURNÉE À LA GROTTE CHAUVET

Notre troisième campagne de recherche à la grotte Chauvet, en ce pluvieux mois de Mai 1999, a commencé voici quelques jours. Comme d'habitude, l'équipe s'est retrouvée à la Base départementale de Loisirs de Salavas, à peu de distance de la caverne. C'est notre camp de base. Nous y logeons, nous y mangeons le soir et, pour le midi, on nous y prépare des repas froids que nous montons à la grotte (sans oublier le café et le vin...). Les retrouvailles des membres de l'équipe sont toujours joyeuses, car, si nous nous téléphonons beaucoup, nous nous rencontrons surtout à l'occasion de ces travaux de terrain. Cette année, elles furent attristées par le récent décès de l'un de nos compagnons, François Rouzaud, chargé des problèmes de topographie et représentant l'équipe auprès de l'administration des Monuments Historiques pour tous les problèmes relatifs à l'aménagement. À 51 ans, ce passionné du monde souterrain,
notre ami, s'était écroulé un mois plus tôt, victime d'un arrêt cardiaque, dans une grotte, celle de Foissac, où il avait travaillé pendant des années1.
Nous sommes une douzaine, membres de ce que nous appelons le premier cercle, celui des chercheurs qui participent en permanence aux campagnes de printemps et d'automne. Le deuxième cercle est celui des spécialistes qui viennent (ou viendront) à l'occasion passer un ou deux jours avec nous pour étudier tel ou tel problème particulier. Pour des raisons de conservation, leurs visites doivent être étagées, car il ne peut jamais y avoir plus d'une douzaine de personnes en même temps dans la grotte. Cette fois-ci, nous aurons entre autres plusieurs géologues, une ethnologue, Joëlle Robert-Lamblin, spécialiste de l'Arctique, et un historien de l'art, Jean-Louis Scheffer. Plus tard viendront des spécialistes des pollens, des charbons, des pigments, de la datation par le radiocarbone, ainsi que des plasticiens, afin d'avoir un regard autre que le nôtre sur cet art. Le troisième cercle comprend deux douzaines de conseillers scientifiques, spécialistes d'art rupestre dans dix pays différents. Ils visiteront la caverne plus tard, quand les aménagements des sols auront avancé et lorsque des passerelles permettront enfin de circuler commodément et sans risque un peu partout.
Il est 8 h 15. Nous déjeunons dans le grand réfectoire. Aux tables voisines, des vacanciers amateurs de canoë-kayak sont tout excités et font un certain tapage, ce qui leur attire quelques regards noirs de membres de l'équipe pas tout à fait réveillés. Christian Faure, le sympathique gérant de la base, vient s'enquérir du nombre de repas froids nécessaire aujourd'hui. Qui ne va pas à la grotte ? Norbert Aujoulat, Carole Fritz et Gilles Tosello restent. Ce sont des spécialistes des relevés de peintures et gravures. Aujourd'hui, ils travailleront sur leurs ordinateurs. En effet, tous les relevés sont effectués par photographies numériques, ensuite versées dans l'ordinateur. On peut alors les travailler, monter des mosaïques à partir de photos parcellaires, accentuer les
contrastes, étudier les superpositions, grossir ce qui doit l'être, analyser les techniques. La puissante et volumineuse imprimante, sur laquelle Norbert veille jalousement, permet de sortir d'excellents documents que l'on rapportera dans la grotte pour préciser les détails et vérifier les interprétations premières.
Hier, avec Yanik Le Guillou, nous avons expérimenté le « petit train » installé parle service des Monuments Historiques dans le diverticule des Ours. Une sorte de rail a
été fixé sur des supports appuyés en force, à l'aide de vérins, sur les deux parois de ce
fond de galerie étroit. Un baquet en inox, tout juste assez long pour que deux personnes s'y insinuent, y circule et permet d'approcher des zones ornées sans toucher au sol où se voient des ossements d'ours. Les déplacements le long du rail se font en tirant sur une corde montée sur une poulie. Pour la première fois, nous avons pu voir de près ces superbes ours peints en rouge, parmi les plus beaux jamais figurés par les artistes du Paléolithique. L'un d'eux n'a que l'avant-train, comme s'il sortait d'une grande concavité de la paroi où le reste du corps se perdrait. Derrière, nous découvrons deux représentations de bouquetins, dont l'un a été construit en fonction de fissures préexistantes évoquant des cornes. L'animal était déjà là, dans la paroi, ses cornes seules visibles, attendant que l'Aurignacien le concrétisât et le fît vivre. Pour revenir à
l'entrée du boyau, nous avions dû tirer de toutes nos forces sur la corde et nous n'y étions parvenus qu'à grand peine. Aujourd'hui, Dominique Baffier et Valérie Feruglio, les inséparables, doivent y travailler. Nous doutons qu'elles puissent avoir la force nécessaire pour ressortir du trou. Nous le leur disons et nous râlons un peu contre cette difficulté qui aurait pu être évitée. Bernard Gély, qui a participé à cet aménagement, pose une question simple: « Avez-vous desserré le frein ? » - « Quel frein ? » - « Ben, le frein !.. » Nous devions entendre parler pendant longtemps de ce frein…
8 h 45. Il est temps de partir. Nous chargeons la nourriture et l'équipement. Depuis le parking où nous laissons nos véhicules, il faut près d'une demi-heure de rude montée pour accéder à la grotte. À la fin de la campagne, après cet exercice journalier, nous aurons la grande forme, mais les premiers jours sont toujours éprouvants.
Une cavité voisine a commencé à être aménagée pour servir de lieu d'entrepôt. Nos lampes de mineur reposent sur un banc de charge. Chacun prend la sienne et la fixe à son casque. Nous revêtons nos combinaisons et nous dirigeons vers la grotte Chauvet. Depuis l'an dernier, la sécurité de la caverne a été considérablement améliorée. Nous avons presque l'impression de pénétrer dans la salle des coffres d'une banque. Dans l'entrée, nous quittons nos chaussures et mettons des chaussons ad hoc en caoutchouc. Ils diminuent les pollutions extérieures et sont antidérapants. L'inconvénient est l'odeur puissante qui nous accueille. Cela me rappelle mon service militaire et certaines chambrées de ma jeunesse... L'horrible chatière de la découverte a été notablement agrandie. Maintenant on passe à quatre pattes : le luxe ! L'un après l'autre, nous atteignons le haut de l'échelle et nous enfilons le baudrier de l'autoassurance avant de nous engager sur les premiers barreaux. En trois tronçons légèrement décalés, cette échelle nous permet de descendre les dix mètres de verticale jusqu'au sol de la grotte. À l'arrivée, la différence de température est sensible. Les appareils enregistreurs, qui mesurent en permanence le climat de la caverne et son évolution pour le laboratoire souterrain du CNRS (Moulis), nous indiquent qu'il y fait 13,4°C et que le pourcentage d'humidité est de 99,4.
Valérie et Dominique vont retrouver leur baquet et leurs ours rouges. Michel Garcia et Jean-Marie Chauvet se rendent à la galerie des Croisillons, à l'une des extrémités de la caverne, où Jean-Marie aurait repéré des empreintes humaines. Michel est le spécialiste des empreintes et la perspective de cette découverte le passionne. Philippe Morel, notre spécialiste des ours, et Jean-Michel Geneste, mon adjoint, chargé de l'étude des activités humaines sur les sols, travailleront dans la galerie des Mégacéros où se trouvent de nombreuses traces de feux, avec d'impressionnantes accumulations de charbons. Bernard Gély ne sera pas avec nous aujourd'hui, car il doit faire visiter une grotte voisine à des collègues étrangers.
Yanik et moi devons travailler sur les fiches descriptives des figures. C'est là le troisième volet de notre recherche, avec les études sur les traces et vestiges observables sur les sols et les relevés approfondis des oeuvres d'art. Nous établissons une fiche par sujet représenté, animal, signe géométrique, tracé indéterminé. Au cours des campagnes précédentes, nous avons ainsi répertorié et décrit 416 animaux, appartenant à 13 espèces distinctes : rhinocéros laineux, lion des cavernes, ours des cavernes, mammouth, cheval, bison, bouquetin, renne, cerf mégacéros, cerf élaphe, aurochs, panthère des cavernes, hibou. Avec Yanik, et avec Bernard quand il sera libre, nous allons tout revoir, vérifier chaque dessin et chaque fiche, réexaminer les panneaux ornés pour des oublis éventuels ou des erreurs. Nous le faisons à deux pour avoir des points de vue différents et parfois contradictoires. Cela évite les certitudes toutes faites et des interprétations erronées.
Ce matin, nous sommes dans la salle du Crâne, près du panneau des Chevaux. Au passage, nous les contemplons pour la énième fois, avec toujours la même admiration pour ces têtes si expressives, la quatrième surtout, celle du bas, l'un des plus grands chefs-d'oeuvre de l'art paléolithique. Nous quittons nos chaussons et les laissons sur le lé en plastique noire devant les chevaux. Dans la salle du Crâne, le sol n'étant pas protégé, nous marcherons en chaussettes ; j'en ai mis deux paires en prévision : on se refroidit vite en grotte. Nous évoluerons entre les crânes d'ours des cavernes plus ou moins pris dans la calcite, leurs grandes empreintes pétrifiées, et de micro-concrétionnements qu'il faut également respecter. Cette année, la salle est
parfaitement sèche, alors que l'an dernier, à pareille époque, il s'y trouvait un véritable lac qui nous avait interdit tout travail. Contrairement à une opinion répandue, une caverne n'est pas un milieu figé. Elle vit à son rythme et subit les influences extérieures, avec un décalage variable en fonction des conditions locales.
Nous commençons par le réduit juste derrière le panneau des Chevaux. Il ne s'y trouve que des gravures, souvent superposées à des griffades d'ours. Ces animaux ont précédé les hommes dans la grotte et ils y ont laissé d'innombrables traces : des dizaines de bauges circulaires, creusées pour y hiberner, des empreintes sur l'argile meuble, des squelettes nombreux - nous avons dénombré près de cent cinquante crânes -, et surtout ces griffades sur les parois, à toutes les hauteurs. Philippe, que j'interroge, me dit qu'un Ursus spelaeus mâle adulte devait mesurer entre 3,50 mètres et 4 mètres de haut et peser près de une tonne. Entourés que nous sommes par leursossements et par leurs traces, nous n'avons aucune peine à imaginer ces monstres
parcourant la caverne dans l'obscurité absolue, leurs grognements, leurs âcres remugles. Quand, en leur absence, les hommes s'aventuraient dans les galeries profondes, ils ne pouvaient manquer d'être impressionnés par tout ce qui rappelait les plantigrades géants. Cette grotte était bien le domaine de l'ours. Elle était toute imprégnée de sa puissance.
Il me vient à l'esprit que si, sur le panneau des Chevaux, la paroi a été raclée préalablement au dessin, c'est sans doute parce qu'elle était couverte de griffades qui la rendaient impropre à l'usage de cette technique. Apparemment, il n'en allait pas de même pour les gravures, peut-être en raison de leur similitude d'aspect avec les griffades. Hommes et ours, d'une certaine manière faisaient la même chose. Peut-être yaura-t-il là une idée à creuser...
Philippe et Jean-Michel s'approchent, avant d'aller dans la galerie des Mégacéros. Avec les géologues, ils ont examiné la répartition des vestiges osseux au voisinage du crâne d'ours déposé bien en évidence sur une grosse pierre au centre de la salle. Ils ont dénombré 37 autres crânes à son voisinage. Nous nous étions demandés si ces crânes n'avaient pu être déplacés par l'eau. Mais, dans ce cas, pourquoi y aurait-il eu le déficit que nous constatons en ossements postcrâniens ? Les géologues ont confirmé que l'hypothèse d'un dépôt naturel était impossible. Ces crânes ont donc bien été déplacés et rassemblés là par les hommes. L'un d'eux est marqué de traits noirs faits à la torche, ce qui montre qu'il était déjà décharné au moment du passage des hommes paléolithiques.
Dans l'enchevêtrement des traits gravés, nous distinguons des bouquetins et, sur la paroi opposée de ce réduit, une grossière tête d'aurochs, outre un grand aurochs complet aux cornes en avant, en S, un mammouth raclé, un autre bouquetin. Une tête de cheval, très sommaire, a été esquissée sur les autres figures, avec un bout de torche. Le charbon a laissé une marque noire, puis le bois de la torche a gravé la paroi molle. Il doit s'agir d'une des dernières oeuvres de la grotte, faite à la va-vite lors d'un passage postérieur. Ce serait intéressant de la dater. Je m'approche et la regarde de très près. Non, il n'est pas possible de faire de prélèvement, car il ne reste pas assez de pigment. Dommage !
Un peu plus loin, sur la même paroi droite, un panneau de plusieurs mètres de long est couvert de raclages. Nous y avons déjà distingué trois grands mammouths, en partie superposés. Ils sont extraordinaires. Celui de droite a dû être dessiné à partir desjambes, car les reliefs de la paroi évoquent deux pattes gigantesques terminées par de larges pieds. Les membres de ce mammouth y ont évidemment été inscrits. Son ventre suit une large concavité naturelle. Au-dessus, très haut, à 3,50 mètres du sol, deux profils animaux restent indéterminés. Ils ont sans doute été réalisés avec un bâton, à bout de bras, ce qui explique leur aspect fruste. Nous avons repéré beaucoup de dessins de ce type à grande hauteur, en diverses parties de la caverne.
Cette fois-ci, le sol très sec et dur de la salle du Crâne nous permet d'aller au-delà de nos incursions de l'année passée, sans prendre de risques pour sa conservation. Avec mille précautions, choisissant chacun de nos pas, nous nous avançons. Dans cette zone, après les mammouths raclés, de nombreux pendants rocheux descendent de la voûte. Beaucoup ont été gravés. Jusqu'ici il nous avait été impossible de voir ce qui y avait été dessiné. Nous nous penchons. Ah ! Voilà un joli petit mammouth, esquissé en quelques larges traits. Nous faisons sa fiche descriptive. Il faudra revenir le photographier.
Nous examinons à présent la paroi gauche. Un panneau long de plusieurs mètres, près de l'entrée de la galerie des Croisillons, est couvert de griffades d'ours qui ont détruit quatre ou cinq peintures animales. Dans ce cas, les ours sont venus après les hommes. Nous ne pouvons pas nous en approcher, les sols étant argileux et mous, couverts de bauges et de traces d'ours, donc précieux et vulnérables. Nous les examinons de loin, à la jumelle. Pour appuyer et préciser nos discussions, nous suivons les traits peints au moyen d'un pointeur laser. Que peut bien être cet animal dessiné en noir ? Un bouquetin ? Un bison ? Nous n'arrivons pas à l'identifier avec certitude. Il sera classé parmi les animaux indéterminés, au moins provisoirement. Sur la droite de ce panneau, un animal noir serait, d'après Jean-Marie, un lion à crinière. Je ne le pense pas. Dans la Salle du Fond, nous avons vu des lions dont les testicules sont apparents. Or, ces mâles n'ont pas de crinière. En outre, l'animal que nous voyons à présent a un corps beaucoup plus massif que celui des félins. Pour moi, c'est un bison. Ce qui m'étonne un peu, c'est qu'on ne voit pas ses cornes, car les bisons ne sont jamais représentés sans leurs cornes. Il faudra le revoir quand on pourra l'approcher de plus près. En attendant, lui aussi restera indéterminé 2.
La matinée se termine. Il est midi trente. Sous terre, le temps n'existe pas ou si peu. Il passe beaucoup plus vite, en l'absence de repères. Il est temps de sortir. Nous remontons les échelles, quittons combinaisons et chaussures. Dehors, l'équipe de télévision de Pierre-Oscar Lévy nous attend et filme notre sortie. Ils sont chargés de réaliser la chronique vidéo de nos travaux, pour tout ce qui concerne l'extérieur. Ils le font pour le compte du département de l'Ardèche. Nous nous retrouvons tous à la petite grotte en dessous, pour casser la croûte. Nous parlons des travaux et des découvertes de ce matin.
Michel confirme l'existence des empreintes. Elles sont très nettes et indiscutables. D'après leur taille, c'est sans doute un enfant, de 8 à 10 ans, un garçon, qui marchait pieds nus. « Pourquoi un garçon ? ». - « A cause du rapport longueur-largeur du pied. » Il y a aussi des glissades, des appuis. Tout cela demandera une étude approfondie, sans doute un estampage aux silicones élastomères, après consolidation du sol. La nouvelle de cette découverte fera du bruit. Après tout ce sont les empreintes les plus anciennes que l'on connaisse en Europe pour notre espèce, l'Homo sapiens sapiens, puisque dans la grotte Chauvet, les dates radiocarbone les plus récentes sont de l'ordre de 23 000 ans.
Philippe et Jean-Michel évoquent les amas charbonneux de la galerie des Mégacéros, près de la salle du Fond. Pourquoi ont-ils allumé des feux aussi importants dans cette zone et pas ailleurs ? Seraient-ce des feux d'éclairage, comme on l'a suggéré jusqu'à présent ? Pourtant, au pied des principaux panneaux ornés (les Chevaux, les Félins), nous n'avons pas fait de constatations du même ordre. Or, c'est là qu'ils auraient eu le plus besoin de lumière, puisqu'ils se sont longuement attardés dans ces parages. Cela me donne une idée. « Et s'ils avaient fait ces feux essentiellement pour obtenir des charbons ? Les grands animaux noirs sur les panneaux des Félins, des Rhinocéros, des Grands Bisons, ont toutes chances d'avoir été tracés au fusain,
comme tous les autres dessins noirs que nous avons pu approcher. Il fallait de la matière première en abondance. Dans le fond de la galerie des Mégacéros, en outre, le courant d'air aurait aspiré la fumée vers le haut et les artistes auraient été très près des panneaux à orner. » Les autres acquiescent. L'hypothèse est plausible. En tous cas, elle mérite d'être vérifiée. Nous ferons des prélèvements de charbons pour les faire dater et nous verrons alors si les dates concordent avec celles des dessins, datés jusqu'à présent entre 30 000 et 32 000 ans avant le présent. Jean-Michel et Philippe établiront un plan détaillé de cette partie de la grotte, Yanik fabriquera une passerelle légère pour éviter les piétinements à cette occasion, et les prélèvements auront lieu en
fonction du repérage des zones charbonneuses les plus propices. Voilà du travail pour
les prochains jours. Valérie et Dominique, depuis le baquet sur rail, ont photographié en détail leurs ours et leurs bouquetins. Demain, elles resteront au camp pour travailler ces images sur
l'ordinateur. Le système de va-et-vient du petit train a parfaitement fonctionné, si ce n'est que le frein est maintenant trop lâche. Avec Yanik, nous avons dû le fausser. Les autres nous plaisantent sur les efforts que nous avons déployés pour arriver à ce r ésultat.
Pendant ce temps, Pierre-Oscar et son équipe filment tout. Au début, cela nous gênait, mais on s'y fait et nous oublions leur présence qui n'empêche pas, à l'occasion de vives discussions. Tout cela sera archivé. Notre entreprise, sur une grotte exceptionnelle, avec des moyens exceptionnels pour un relevé programmé d'art pariétal, et avec une équipe uniquement composée de spécialistes, est la première du genre. Je suis certain que ces documents, dans vingt ou trente ans, intéresseront nos successeurs. Ils verront comment nous avons procédé, nos tâtonnements, nos discussions, nos erreurs, la joie de nos découvertes, les méthodes utilisées et le travail
accompli.
Yanik, astucieux et bricoleur, a imaginé une solution à l'un de nos problèmes majeurs. Comme les sols ne sont pas encore équipés de passerelles et que, pour ne pas y laisser de traces, nous devons cantonner nos déplacements aux lés en plastique et aux surfaces rocheuses ou calcitées, il nous est impossible d'accéder à de nombreuses parois. Quand elles sont visibles de loin, nous pouvons néanmoins les explorer grâce à des projecteurs puissants et à nos jumelles. Mais celles que nous ne voyons qu'en oblique, comme le « lion à crinière » de Jean-Marie, ou le revers des pendants rocheux, tel celui du Sorcier dans la salle du Fond, nous restent inaccessibles. Pour les photographier il faudrait un appareil « à tirer dans les coins ».
C'est ce qu'a réalisé Yanik.
Il a emprunté à la femme de ménage de la base un manche de « tête de loup » qui lui sert à nettoyer les toiles d'araignée sur les plafonds. En effet, ces manches - je le découvris alors, au grand amusement de ma femme quand je lui en parlai - sont télescopiques et peuvent atteindre 3,50 mètres. Yanik fixa à l'extrémité un système d'attache pour son appareil photo, avec rotule, de sorte que la caméra était orientable et se bloquait à la demande, en fonction des circonstances. L'appareil, un compact numérique, pouvait se déclencher automatiquement avec un retard pré-établi et prendre sa photo au flash. Nous allions l'essayer ensemble sur le pendant du Sorcier. Je fus ravi et amusé par cette alliance de la haute technologie moderne - l'appareil numérique - et d'un instrument des plus prosaïques - le manche à balai - , grâce à un bricolage bien français (encore que Yanik eut la double nationalité, franco-américaine, et qu'en conséquence il fut été le premier américain de l'histoire à pénétrer dans la Grotte Chauvet).
Retour dans la grotte pour l'après-midi. Comme nous allons dans la salle du Fond, j'enfile un pull supplémentaire. Ce n'est pas qu'il y fasse plus froid, mais le pourcentage en gaz carbonique y est particulièrement élevé (2,5 en moyenne et parfois plus de 3, contre 0,4 ou 0,5 en atmosphère normale). Ce n'est pas dangereux, à condition de ne pas y rester plus de quelques heures, mais cela provoque un essoufflement et on se refroidit beaucoup plus vite. Nous voilà face au pendant du Sorcier. Une fois de plus, nous admirons les lions en chasse sur le panneau juste devant nous. Quelle maîtrise du trait ! L'artiste a capturé exactement la tension qui habite ces animaux tendus vers leur proie. Un spécialiste des lions d'Afrique actuels, le Pr. Craig Packer, à qui j'avais montré des photographies de ce panneau, m'écrivit qu'il avait souvent vu la même expression
sur des lions vivants, en Tanzanie, et que, pour les observer et les reproduire avec une telle exactitude, il fallait en avoir été tout près. Et il ajouta : « La différence, c'est que moi j'étais à l'intérieur de mon 4 x 4 !... »
Yanik fixe son appareil au bout de la perche. Il l'oriente pour qu'il soit plus ou moins perpendiculaire au verso du pendant. Il règle le déclenchement différé et ouvre l'objectif. Nous éteignons nos lampes afin d'éviter toute interférence. Il étend sa canne, un peu comme s'il allait à la pêche. Le flash se déclenche. Il ramène sa prise. Au dos de la caméra, une petite fenêtre s'allume. Nous nous penchons avec avidité. Qu'allonsnous découvrir ? Un lion ! Il y a bien un lion qui fait suite au Sorcier, outre quelques traits appartenant à un autre animal, encore indéterminé. Pour le moment, nous conservons cette image. Leur nombre sera limité, puisqu'on ne peut garder que dix clichés avec ce petit appareil. En revanche, il est possible d'annuler tous ceux qui ne
nous conviennent pas. On recommence, après avoir changé quelque peu l'angle d'inclinaison de l'appareil. Après plusieurs essais, le lion est parfait. Nous l'avons en entier. Il semble qu'il y ait un mammouth à la suite. Oui, c'est bien un mammouth et nous finissons par capturer son image. Mais il y a encore autre chose, un peu plus loin.
Yanik multiplie les tentatives. Je suis à la fois excité, passionné à la perspective des découvertes, et hilare à le voir faire avec son manche à balai rétractable. Ça y est, nous avons le troisième animal. Qu'est ce que ça peut bien être ? Il ressemble à un bison, avec une bosse moins massive, sans cornes visibles. L'image est trop petite pour avoir une certitude quelconque. Il faudra voir à la base, sur l'ordinateur où nous l'agrandirons.
Nous profitons de notre séjour dans le fond pour vérifier quelques autres fiches. En tout, aujourd'hui, nous aurons découvert une bonne demi-douzaine d'animaux supplémentaires.
Il est près de dix-huit heures. Nous rentrons à la base et racontons les évènements de la journée à nos compagnons restés au camp. Yanik se précipite sur son ordinateur, y enregistre les images récoltées, les agrandit et les contraste avant de les imprimer. Il s'exclame : « Jean, venez voir. Qu'est ce que c'est que cette bête ? » À mon avis, ce n'est pas un bison. La corne est enroulée vers le bas, autour de l'oeil. Je pense à un boeuf musqué et je le dis, en même temps que Valérie qui a eu la même idée. Michel discute notre identification et la réfute : « Chez le boeuf musqué, le
caractère le plus évident est la fourrure de longs poils qui arrivent jusqu'au sol. Celui-ci a le ventre glabre bien apparent. On ne peut pas avoir de certitude. » Sur le moment, cette observation m'ébranle. Après tout, c'est l'histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein, un argument pour et un argument contre. Après réflexion, le soir venu, je reprend la discussion. « Michel, je ne crois pas qu'en stricte méthodologie, on puisse retenir un argument négatif comme le tien, car ce serait présupposer de ce qui, pour les Paléolithiques, constituait une caractéristique corporelle d'intérêt majeur. Cela a pu varier, en fonction des époques, des gens, des mythes qui s'attachaient aux animaux. Si un seul caractère permettant l'identification existe, cela doit suffire. Par exemple, une silhouette humaine sera féminine si les seins seuls sont représentés, même en l'absence de la vulve. » Michel, le sceptique, reste dubitatif et n'est toujours pas convaincu.
Le lendemain, nous recommençons à échanger des arguments. Ces discussions, très fréquentes au sein de l'équipe, sont saines. Elles évitent la pensée unique. On se sent poussé dans ses retranchements, obligé de préciser sa pensée, d'expliciter ses modes de raisonnement... et parfois d'en changer. C'est stimulant et toujours amical, malgré la vivacité des affrontements. Pendant ce temps, Yanik est revenu à son ordinateur, où il vient de verser la récolte du jour. Entre autres, avec l'aide de sa canne, il a réussi à photographier le fameux « lion à crinière » de Jean-Marie. « Venez voir ! Inutile de continuer à discuter ! » Il a raison. L'image vue de face révèle un autre boeuf musqué, indiscutable avec son frontal massif et sa corne gravée vers le bas, comme l'autre. Le reste de l'animal est peint en noir. On dirait le frère jumeau de celui découvert
sur le pendant du Sorcier, sauf que celui-ci est plus élaboré et plus détaillé. Les détails sont identiques et les deux ont dû être faits par le même artiste. Voilà une quatorzième espèce animale qui s'ajoute ainsi à la liste. C'est la première fois que le boeuf musqué est trouvé peint sur les parois d'une grotte. Une autre « première »...
Que nous réserve demain ? Et les jours et les années suivantes de recherches dans cette grotte extraordinaire ? Nous finirons par bien les connaître, ces Aurignaciens et ces Gravettiens qui ont pénétré il y a tant de millénaires dans le repaire des ours pour capter leur puissance. Petit à petit, les mystères se dévoilent. Ces gens n'ont pas dû être très nombreux, même si plusieurs artistes ont opéré sur les parois. Un (ou des) enfant(s) les a (ont) accompagnés, peut-être à des milliers d'années d'intervalle. Ils maîtrisaient l'essentiel des techniques picturales et, parmi eux, il y eut au moins un très grand maître, l'égal des plus grands artistes animaliers de tous les temps. Nous trouverons d'autres gravures et d'autres peintures, nous préciserons leurs techniques, les phases de leur réalisation, les divers passages humains et leur relation avec les incursions des ours. Après nous, d'autres viendront, vérifieront nos recherches, les approfondiront avec des techniques et des questions nouvelles. Ce qui ne changera pas, ce sera l'émerveillement devant une grotte intacte grâce à ses découvreurs, avec ses concrétions blanches qui scintillent sous la lampe, et l'apparition soudaine d'une troupe de rhinocéros ou de lions en chasse qui vivent à jamais sur ses parois...

1 Moins d'un mois après la fin de nos travaux à Chauvet, après que j'eus rédigé ce récit où il est si
présent, un autre de nos équipiers devait trouver une mort tragique. Philippe Morel, un géant tranquille et souriant, l'ami de tous, notre spécialiste des ours des cavernes, s'est tué en montagne, à 39 ans. Depuis, deux autres de nos collègues et amis nous ont quittés, victimes de cancers : Michel Garcia en 2008 (66 ans) et Norbert Aujoulat en 2011 (65 ans).


2 Nos études postérieures ont permis de le déterminer : il s'agit en fait d'un boeuf musqué. Une autre représentation de cet animal sera découverte au verso du grand pendant rocheux de la salle du Fond.

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L'art des cavernes
Jean Clottes
Panorama scientifique mais accessible des 85 principales grottes ornées au monde dont Chauvet, Lascaux, Niaux, Pech-Merle, Cougnac, Las Chiménéas, Altamira, Saint-Cirq, Bernifal.... Chaque photo fait l'objet d'un long descriptif. Beaucoup de photos souvent pleine page. Pour tous.
Art des cavernes - Clottes
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Tout savoir sur la grotte Chauvet
Jean Clottes
L'art des origines
Un très beau livre, complet, sur l'ensemble des représentations de la grotte, la datation, les techniques employées. Avec la participation, entre autres, de Norbert Aujoulat. C'est l'ouvrage de référence sur la grotte Chauvet. Réédition 2010.
Chauvet par Clottes